Hubert Védrine : "Il nous faut concevoir une nouvelle organisation du monde"

Publié le par Parti Socialiste de Saint-Germain-en-Laye

Un très intéressant entretien avec Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères, réalisé par des journalistes de l'Hebdo des Socialistes. 

Hubert VedrineL'Occident doit se repositionner face à l'apparition d'un monde multipolaire. Hubert Védrine plaide pour une nouvelle donne diplomatique et une remise en cause radicale de l'unilatéralisme, qu'il soit imposé par les néoconservateurs américains ou prôné par les Européens au nom des valeurs démocratiques.

Quelle est votre perception de la crise au Proche-Orient ?

Il n'y aura pas de répit tant que le problème central ne sera pas réglé. La question est de savoir si les Israéliens finiront par accepter d'évacuer à peu près tous les territoires occupés depuis 1967, et par laisser se créer un État palestinien. L'opinion israélienne, dans sa majorité, est convaincue de cette nécessité, dans l'intérêt de la sécurité d'Israël. Mais une partie de la classe politique, notamment le Likoud, la droite israélienne, n'est pas sur cette ligne et le gouvernement hésite.

Cependant, je ne suis pas complètement pessimiste : le peuple israélien évoluera en faveur d'un accord politique, accompagné de garanties militaires considérables. Israël attend les grands leaders, peu importe les partis, qui seront capables de mettre cela en oeuvre. J'insiste sur ce point, car cela ne sert à rien d'exiger des Palestiniens qu'ils se comportent comme s'ils étaient déjà dans un État normalement organisé, puisque tout a été fait depuis plusieurs décennies pour qu'ils soient dans une situation de chaos. Et je ne pense pas non plus que les interventions extérieures sont déterminantes. Les protestations des pays arabes ont peu d'effet, et les Européens n'osent pas agir. Seuls les États-Unis pourraient accompagner un Premier ministre israélien courageux et résolu. Il ne faudrait guère plus d'un an pour régler la question, car tout le monde connaît les grandes lignes de l'accord. Il faudra ensuite aider les Palestiniens à bâtir un État stable, capable d'assumer ses propres engagements et cela prendra des années. Mais ce n'est pas impossible.

La victoire des démocrates peut-elle changer la donne diplomatique, notamment en Irak ?

Aux États-Unis, il n'y a pas de différence majeure entre les démocrates et les républicains, en revanche il y a une différence radicale entre ces deux groupes et les néoconservateurs. Ces derniers sont manichéens, ils pensent qu'en matière de politique étrangère, l'Amérique ne doit pas avoir de relations avec ses adversaires. C'est une absurdité, puisque depuis la nuit des temps, la diplomatie consiste précisément à négocier, parfois abruptement, avec ses ennemis. On ne mesure pas la régression intellectuelle et politique à laquelle les néoconservateurs américains nous ont amenés. À mes yeux, c'est la plus mauvaise politique étrangère américaine depuis 1945 ; et il est urgent qu'elle se termine.

Mais il n'y a pas de grandes perspectives d'évolution après la victoire des démocrates en novembre. Constitutionnellement, le président des États-Unis est le chef des armées et garde la mainmise sur la politique étrangère. De plus, les démocrates n'ont pas de solution de rechange. Cependant, il vaudrait mieux pour l'Amérique, et le reste du monde, que ce soit cette administration qui résolve la question irakienne, plutôt que de voir un nouveau président handicapé par cette crise.

Quelle attitude adopter par rapport au régime iranien ?

Les experts parlent de plusieurs années avant que le régime ne parvienne à maîtriser son programme nucléaire. Je suis convaincu qu'il existe encore une marge de manoeuvre pour la vraie diplomatie. Il faut parler à nouveau avec l'Iran, de manière exigeante, sur le nucléaire mais aussi sur la sécurité régionale, de l'Afghanistan, de l'Irak, du Pakistan. On verrait alors réapparaître du côté des Iraniens plusieurs positions. Sur le principe, beaucoup d'Iraniens trouvent normal que leur pays ait le droit de maîtriser l'arme nucléaire. Mais beaucoup n'ont pas envie d'aller jusqu'au bout de cette menace, compte tenu des inconvénients que cela représente, et préféreraient une vraie négociation, qui leur permettrait de retrouver un rôle de puissance régionale reconnue.

Autre sujet de préoccupation, la montée en puissance de la Chine?

C'est là l'aspect le plus spectaculaire de la montée en puissance des pays émergents. L'apparition d'un monde multipolaire devrait pourtant être une bonne nouvelle ; nous nous sommes tant lamentés sur le sort des pays qui n'arrivaient pas à se développer ! Mais il faut savoir comment aménager ensemble le monde qui en découle. Il nous faut désormais concevoir une organisation générale du monde qui intègre ces nouvelles puissances, mais aussi la question énergétique, qui va devenir de plus en plus pressante, et le compte à rebours écologique.

Il faut nous préparer à un rendez-vous qui sera l'équivalent de ce qu'a été 1945 pour la mise en place des institutions multilatérales. Avec notamment une grande réforme de l'Onu et de son conseil de sécurité. Cela ne se fera que par la négociation. Les Occidentaux auront une influence énorme, mais plus le monopole.

Comment évaluer le rôle de la Russie dans cette redéfinition des grands équilibres internationaux ?

Après la chute du communisme, l'Occident s'est fait des illusions extraordinaires. Il était invraisemblable qu'au terme de mille ans de despotismes variés, les Russes puissent brusquement opter pour une démocratie à l'occidentale. N'oublions pas que même en Occident, il a fallu un ou deux siècles de répressions et de révolutions pour arriver là où on en est ! La Russie rentre dans un processus qui devrait la conduire à devenir un grand pays moderne, mais c'est l'affaire de vingt à trente ans. Pendant un certain temps, il y aura un système,non pas totalitaire,mais autoritaire. La Russie veut rétablir son honneur après l'humiliation épouvantable qu'a été le démantèlement de l'Union soviétique, en se servant des moyens dont elle dispose : le chantage énergétique. Et quand Poutine prend des initiatives décriées par les Occidentaux, sa popularité monte automatiquement.

Quelle est votre vision de la politique africaine de la France ?

Contrairement à ce que pense une partie de l'opinion, il n'y a pas à avoir honte du fait que la France soit la seule ancienne puissance colonisatrice à avoir maintenu une présence forte en Afrique. En dehors de l'épisode tragique du Rwanda, largement hérité du passé et des conditions de l'indépendance de ce pays, si l'on regarde les grands drames qui ont provoqué un à deux millions de morts en Afrique, on s'aperçoit qu'ils se sont tous déroulés en dehors de la zone d'influence française. On peut certes trouver que la politique française a été archaïque, paternaliste, néocolonialiste. La vérité historique, c'est que cette présence a permis de protéger une grande zone, dans laquelle ne s'est pas produit ce qui s'est passé en Angola, au Biafra, au Soudan, en Ouganda, en Éthiopie, au Mozambique, en Sierra Leone, etc. Donc, il n'y a pas à rougir. Mais bien sûr, il faut aujourd'hui, avec la mondialisation, une autre politique.

Faire évoluer cette politique ne veut pas dire abandonner l'Afrique. Je ne suis pas favorable à ce que la France se désintéresse de l'Afrique, sous des prétextes égoïstes, fréquents à droite, ou moralisateurs, fréquents à gauche. On a déjà le mot : partenariat ; il n'y a plus qu'à inventer la pratique, en opérant une remise à plat des enjeux économiques, politiques et militaires.

Plus globalement, ne faut-il pas redéfinir notre conception même de la diplomatie ?

Oui, mais en nous démarquant des diplomaties de posture, d'annonce et d'apparence. Je suis pour nous affranchir complètement de la politique étrangère imposée par les néoconservateurs américains. Mais l'ingénuité européenne ne fonctionne pas non plus : invoquer sans cesse la communauté internationale alors que l'on ne sait pas de quoi elle est composée, s'en remettre à l'Onu, même quand celle-ci est paralysée, croire que nous avons un rôle missionnaire dans le monde. Quand ils évoquent un monde multipolaire, les Français postulent que l'Europe en est le pôle majeur et que la France a une influence déterminante au sein de ce pôle. Or pour un milliard d'Occidentaux, il y a cinq milliards de gens qui vivent en dehors de nos schémas.

On se fait des illusions sur la possibilité d'imposer de l'extérieur la démocratie et les droits de l'homme. C'est un cheminement qui ne peut se développer que de l'intérieur des sociétés, et auquel je crois aussi bien pour les Chinois, les Russes, les Arabes. Mais il nous faut revenir à des idées plus justes. Encourager le développement démocratique de ces sociétés, c'est une bonne chose. Mais croire que nous serions chargés d'une mission civilisatrice de démocratisation, c'est prétentieux et cela ne fonctionne pas. Il faut avoir le courage de remettre en cause cette approche, pour donner toute sa chance à une diplomatie véritablement efficace.

Propos recueillis par Éric Lamien et Roland Moquet

Publié dans International

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